Regardez-les, ces hommes et ces femmes
qui marchent dans la nuit.
Ils avancent en colonne, sur une route
qui leur esquinte la vie.
Ils ont le dos vouté par la peur d’être pris
Et dans leur tête,
Toujours,
Le brouhaha des pays incendiés.
Ils n’ont pas mis encore assez de distance
entre eux et la terreur.
Ils entendent encore les coups frappés
à leur porte,
Se souviennent des sursauts dans la nuit.
Regardez-les.
Colonne fragile d’hommes et de femmes
Qui avancent aux aguets,
Ils savent que tout est danger.
Les minutes passent mais les routes
sont longues.
Les heures sont des jours et les jours
des semaines.
Les rapaces les épient, nombreux.
Et leur tombent dessus,
Aux carrefours.
Ils les dépouillent de leurs nippes,
Leur soutirent leurs derniers billets.
Ils leur disent : « Encore »,
Et ils donnent encore.
Ils leur disent : « Plus ! »,
Et ils lèvent les yeux ne sachant plus
que donner.
Misère et guenilles,
Enfants accrochés au bras qui refusent
de parler,
Vieux parents ralentissant l’allure,
Qui laissent traîner derrière eux les mots
d’une langue qu’ils seront contraints d’oublier.
Ils avancent,
Malgré tout,
Persévèrent
Parce qu’ils sont têtus.
Et un jour enfin,
Dans une gare,
Sur une grève,
Au bord d’une de nos routes,
Honte à ceux qui ne voient que guenilles.
Regardez bien.
Ils portent la lumière
De ceux qui luttent pour leur vie.
Et les dieux (s’il en existe encore)
Les habitent.
Alors dans la nuit,
D’un coup, il apparaît que nous avons
de la chance si c’est vers nous
qu’ils avancent.
La colonne s’approche,
Et ce qu’elle désigne en silence,
C’est l’endroit où la vie vaut d’être vécue.
Il y a des mots que nous apprendrons
de leur bouche,
Des joies que nous trouverons
dans leurs yeux.
Regardez-les,
Ils ne nous prennent rien.
Lorsqu’ils ouvrent les mains,
Ce n’est pas pour supplier,
C’est pour nous offrir
Le rêve d’Europe
Que nous avons oublié.
Laurent Gaudé