Apprendre à voir
Les champs de blés mauves et les près rouge sang
Le tronc des arbres bleu le feuillage ocre ou brun
Les agneaux verts les chèvres jaunes et les vaches argentées
Le ruisseau de mercure et la mare de plomb
La ferme en sucre roux l’étable en chocolat
Pourquoi pas pourquoi pas pourquoi pas pourquoi pas
Raymond Queneau
La rue Pablo Neruda
A Lézignan-Corbières, la rue Pablo Neruda
N’a pas cent mètres de long
Ni plus de cinq de large.
Pour y tenir ensemble doivent se serrer
Un coiffeur, un boulanger, un peintre,
Un conseiller financier, une fleuriste
Et un flambant cardiologue : à eux six
Ils rattachent l’équipée de la vigne
Et des vents à la locomotive
D’un auteur chilien d’odes élémentaires
Et de chant général de la vie.
La rue Pablo Neruda poursuit le voyage
Commencé dans le petit train de Temuco :
La rue escorte l’étoile de la poésie
Jusqu'à la gare australe des passants.
La rue sent les fleurs et le pain frais,
La rue-femelle offre à qui veut la prendre
Un électro-choc qui le protège de lui-même.
Les yeux pleins de larmes d’enfant,
La nuit, la rue Pablo Neruda raconte
L’aventure de nos rêves en morceaux.
René Depestre
Courir le monde
Par la seule magie de leurs noms
il est des villes perdues ou non
d’Aden à Zanzibar
qui chantent dans nos mémoires.
Ô cette rumeur de l’inconnu
au coin des rues de la terre
à Samarkand comme à Shanghaï
avant même que d’y être…
Le refrain qui a ouvert la route
parle au cœur et aux songes
de Tombouctou, de Bénarès, de Louxor
et d’Antioche-sur-Oronte :
c’est à l’oreille aussi
qu’il faut courir le monde.
André Velter
Saltimbanques
Dans la plaine les baladins
S'éloignent au long des jardins
Devant l'huis des auberges grises
Par les villages sans églises
Et les enfants s'en vont devant
Les autres suivent en rêvant
Chaque arbre fruitier se résigne
Quand de très loin ils lui font signe
Ils ont des poids ronds ou carrés
Des tambours des cerceaux dorés
L'ours et le singe animaux sages
Quêtent des sous sur leur passage
Guillaume Apollinaire
On s'inventait des devinettes, les soirs
d'hiver. On se couchait tôt, mon frère et
moi, blottis sous un édredon ventru qu'on
choyait comme un animal familier. On riait
beaucoup avant de s'endormir, certains
que la nuit au toucher délicat délivrerait
des histoires dont on échangerait de
mystérieuses bribes, le matin, sur le chemin
de l'école. L'hiver, aussi, on tentait des feux
de papier dans la neige, non loin du clapier
aux lapins angoras. Il prenait mal, végétait,
mais parfois, comme une lame fugace, il
surgissait dans l'air froid, emportant
d'autres devinettes, d'autres bribes de rêves.
Richard Rognet
PARTI-PRIS
Je danse au milieu des miracles
Mille soleils peints sur le sol
Mille amis Mille yeux ou monocles
m’illuminent de leurs regards
Pleurs du pétrole sur la route
Sang perdu depuis les hangars
Je saute ainsi d’un jour à l’autre
rond polychrome et plus joli
qu’un paillasson de tir ou l’âtre
quand la flamme est couleur du vent
Vie ô paisible automobile
et le joyeux péril de courant au devant
Je brûlerai du feu des phares
Aragon
Magiciens
Nous donnerions à l'arbre
l'oiseau
dont il a toujours rêvé
Au fleuve la source
où s'accordent
image et clarté
et cela suffirait
au poème des jours
à nos mains qui se croisent
dans les lignes de vie
Michel Lucarelli
En robe grise et verte avec des ruches,
Un jour de juin que j'étais soucieux,
Elle apparut souriante à mes yeux
Qui l'admiraient sans redouter d'embûches ;
Elle alla, vint, revint, s'assit, parla,
Légère et grave, ironique, attendrie :
Et je sentais en mon âme assombrie
Comme un joyeux reflet de tout cela ;
Sa voix, étant de la musique fine,
Accompagnait délicieusement
L'esprit sans fiel de son babil charmant
Où la gaîté d'un bon coeur se devine.
Aussi soudain fus-je, après le semblant
D'une révolte aussitôt étouffée,
Au plein pouvoir de la petite Fée
Que depuis lors je supplie en tremblant.
Paul Verlaine
Et il oublia quoi.
Il retenait son souffle.
Il y avait une pendule.
Il y avait un buffet.
Il y avait une fenêtre.
Des oiseaux y passaient.
Il leva les yeux.
Il les vit passer.
Les enfants
qu’un proverbe pareil aux brises les plus douces
conduit, syllabe après syllabe, au continent
où les pingouins dorés murmurent des poèmes.
Tous les enfants, vous le savez, sont des bouleaux
qui dans la nuit, en demandant pardon, écartent
leurs branches, leur écorce, et vont, jusqu’au vertige,
danser sur la grand-place, au milieu des poulains.
Tous les enfants, vous le savez, sont des comètes
venues nous rendre hommage au nom d’un autre azur,
d’une autre vérité, d’une autre fable; et nous,
adultes par défaut, saurons-nous les convaincre
de s’attarder ici le temps d’un bref bonheur,
avant de repartir chez les étoiles folles ?
Alain Bosquet
Pablo Picasso
Vous aurez de la craie pour dessiner mes fuitesJe vous attends
Vous aurez de la mousse à calfeutrer les vides
Je vous attends
Je vous attends
le dragon ou la puce
Je vous attends
Jean Orizet
Cercle doré
Sous les oliviers
Trois femmes riaient,
Trois femmes riaient
L’air était trop calme.
La première tendait son tablier
La deuxième tenait un panier,
Et la troisième enfin dont le regard s’égare
Et dans le soleil qui les rendait belles
Alors qu’elles n'étaient même pas jolies,
Une pluie dorée tombait de la treille
Et l’air ne faisait toujours pas un pli.
Dans les arbres verts chantaient les cigales
Et le marinier
Plus loin dans le port
La même chanson
Aux notes égales
Reprise au refrain
En carguant la voile
De plus en plus fort.
Pierre Reverdy
Hirondelle qui vient de la nue orageuse
Hirondelle qui vient de la nue orageuse
Hirondelle fidèle, où vas-tu ? dis-le-moi.
Quelle brise t’emporte, errante voyageuse ?
Écoute, je voudrais m’en aller avec toi,
Bien loin, bien loin d’ici, vers d’immenses rivages,
Vers de grands rochers nus, des grèves, des déserts,
Dans l’inconnu muet, ou bien vers d’autres âges,
Vers les astres errants qui roulent dans les airs.
Ah ! laisse-moi pleurer, pleurer, quand de tes ailes
Tu rases l’herbe verte et qu’aux profonds concerts
Des forêts et des vents tu réponds des tourelles,
Avec ta rauque voix, mon doux oiseau des mers.
Hirondelle aux yeux noirs, hirondelle, je t’aime !
Je ne sais quel écho par toi m’est apporté
Des rivages lointains ; pour vivre, loi suprême,
Il me faut, comme à toi, l’air et la liberté.
Louise Michel
Après trois ans
Ayant poussé la porte étroite qui chancelle,
Je me suis promené dans le petit jardin
Qu'éclairait doucement le soleil du matin,
Pailletant chaque fleur d'une humide étincelle.
Rien n'a changé. J'ai tout revu : l'humble tonnelle
De vigne folle avec les chaises de rotin...
Le jet d'eau fait toujours son murmure argentin
Et le vieux tremble sa plainte sempiternelle.
Les roses comme avant palpitent ; comme avant,
Les grands lys orgueilleux se balancent au vent,
Chaque alouette qui va et vient m'est connue.
Même j'ai retrouvé debout la Velléda,
Dont le plâtre s'écaille au bout de l'avenue,
- Grêle, parmi l'odeur fade du réséda.
Paul Verlaine
Un après-midi de Kyoto
dans l’espace d’un cerisier
me voici hissé tout en haut
de l’ivresse d’exister.
De bouche à oreille
le qui-vive du cerisier
fait la courte échelle
à ma rage de vivre.
Aux jours du vieil âge d’homme noir
Le petit matin du cerisier
alimente mon dernier galop de sève.
La poésie, c’est quand
ma table de travail
remonte soudain à la candeur
d’un cerisier de ma septième année.
La poésie, c’est quand
un cerisier fait un don
d’un été indien de la vie
à la solitude de mes vieux jours.
René Depestre, Lézignan-Corbières
26 juillet 2010
Les fleurs, celui des branches
Et le bourgeon, celui de la ramure
Pour nous, quelle sève à notre espoir ?
Le ramage est l’espoir de l’oiseau
Le clapotis, celui des eaux
Le chuchotement celui des vents
Pour nous, quel chant à notre espoir ?
La rose est l’espoir de la tige
Le bleu, celui de l’océan
Et le vert, celui du printemps
Pour nous quelle couleur à notre espoir ?
Le miel est l’espoir de la ruche
Le vin est celui de la vigne
Et la miche est celui du blé
Pour nous, quelle saveur à notre espoir ?
La proie est l’espoir du rapace
Le venin, celui du serpent
Le butin, celui du pirate
Pour nous, quel destin à notre espoir ?
Espérer n’est pas nécessaire pour entreprendre le futur.
Réussir n’est pas nécessaire pour persévérer le présent
Jacques Lacarrière
Les armes du sommeil ont creusé dans la nuit
Les sillons merveilleux qui séparent nos têtes.
À travers le diamant, toute médaille est fausse,
Sous le ciel éclatant, la terre est invisible.
Le visage du cœur a perdu ses couleurs
Et le soleil nous cherche et la neige est aveugle.
Si nous l’abandonnons, l’horizon a des ailes
Et nos regards au loin dissipent les erreurs.
Paul Eluard
On tournait le dos à l’été ramasseur de noix vides
Siffleur de jeunes abeilles
Les derniers feux de la saint-jean enfumaient les lampes insomniaques
Les encriers
Suspendus à la ceinture du père
On courait moins vite que le paysage
Le chemin risquait d’arriver sans nous à la maison
se lover dans nos lits
renverser l’écuelle du chat
manger les graines jaunes du canari
Mais le père se disait plus long que le chemin
Plus fort que le train
Des épaules de loup au long cours
Des bras hauts comme des madriers
Le père trayait la forêt le fleuve entre chien et crépuscule
fendait d’un coup de hache le froid récalcitrant
Une forge dans sa poitrine le père abritait le feu
Seule l’odeur blanche de la neige le calmait
Ses coulées sur nos murs avaient la douceur du ventre de l’alouette
La compassion des pierres du cimetière
Vénus Khoury-Ghata
on dirait qu'il y a une maison ici et il y a des glaces ici
on dirait qu'on appuie sur le bouton
on dirait qu'il y a un ballon
on dirait qu'il y a une planète y a un oiseau y a un perroquet y a un éléphant
on dirait qu'il y a une fenêtre ici
on dirait qu'il y a un petit point
on dirait qu'il y a un oiseau et voilà j'ai tout expliqué
on dirait qu'il y a une hirondelle ici elle est tombée ici
on dirait qu'il y a un oiseau ici et il est tout petit
on dirait qu'il y a une chauve-souris ici
on dirait qu'il y a un ours oui ici ici on dirait qu'il va faire pas ça fait un petit poussin
parce qu'il va tirer la boule de moi il va faire pan dans ma boule il va tirer quand même
on dirait que on dirait que ah non il est pas là
on dirait qu'on nage peut-être
on dirait qu'il y a du bleu dans le ciel et du blanc et du rouge
on dirait qu'il y a une maison là on dirait qu'il y a des tomates là
on dirait que que que que comme ça taaaaac il a fait tac
tac comme ça tac tac tac
on dirait euh on dirait un oiseau rouge
on dirait qu'il y a des nuages on va voir je vois des felocalacalac
on dirait qu'il y a des tomates
on dirait qu'il y a elle est où la maison de de de de de pascale et bart
on dirait c'est où la maison de de de de de de marc
on dirait qu'il y a des pots de fleurs ffffff attends attends attends
marc marc marc...
on dirait la cloche de la dame de la cloche de la cloche de la madame de blanc elle danse la madame blanche
c'est la drôle de maison ici elle est ici
on dirait qu'il y a un oiseau
on dirait qu'il y a un bateau dans le ciel et qu'on part on dirait qu'on part qu'on quitte tout on dirait qu'on quitte tout on s'épouse au ciel on dirait la marie la mariée là dans le ciel là maintenant on dirait qu'il y a deux mariés blancs au ciel qui quittent tout quittent tout on dirait ça
non ?
Laurence Vielle
Dans le frais clair-obscur du soir charmant qui tombe,
L'une pareille au cygne et l'autre à la colombe,
Belle, et toutes deux joyeuses, ô douceur !
Voyez, la grande soeur et la petite soeur
Sont assises au seuil du jardin, et sur elles
Un bouquet d'œillets blancs aux longues tiges frêles,
Dans une urne de marbre agité par le vent,
Se penche, et les regarde, immobile et vivant,
Et frissonne dans l'ombre, et semble, au bord du vase,
Un vol de papillons arrêté dans l'extase.
Victor Hugo
un moineau le même jour
vint se poser
sans remuer
tu observas son plumage
de sa couleur
un paysage de crépuscule surgit
lorsque tu y tombas
le rêve s’envola de sa plume
ton regard aussi
tiédeur du vent
parfum d’herbe sauvage
comme l’oublier ?
Claude Margat
Jeunesse qui t'élances
Dans le fatras des mondes
Ne te défais pas à chaque ombre
Ne te courbe pas sous chaque fardeau
Que tes larmes irriguent
Plutôt qu'elles ne te rongent
Garde-toi des mots qui se dégradent
Garde-toi du feu qui pâlit
Ne laisse pas découdre tes songes
Ni réduire ton regard
Jeunesse entends-moi
Tu ne rêves pas en vain.
Comme un bourdon malhabile
il s’est assis sur la fleur
à faire plier la tige fine
il se fraye un passage à travers les rangs de pétales
pareils aux pages de dictionnaires
il va au fond
là où sont l’arôme et la douceur
et malgré son rhume
son manque de goût
il y va
jusqu’à heurter de la tête le pistil
et c’est fini
difficile d’atteindre
par le calice des fleurs
à la racine
alors le bourdon ressort
très fier
et gronde fort :
j’ai été au fond
à ceux
qui ne le croient pas tout à fait
il montre son nez
poudré de jaune
Zbigniew Herbert
La lune est rouge au brumeux horizon ;
Dans un brouillard qui danse, la prairie
S'endort fumeuse, et la grenouille crie
Par les joncs verts où circule un frisson ;
Les fleurs des eaux referment leurs corolles ;
Des peupliers profilent aux lointains,
Droits et serrés, leur spectres incertains ;
Vers les buissons errent les lucioles ;
Les chats-huants s'éveillent, et sans bruit
Rament l'air noir avec leurs ailes lourdes,
Et le zénith s'emplit de lueurs sourdes.
Blanche, Vénus émerge, et c'est la Nuit
Paul Verlaine
Si la poésie vient sans qu’on s’y attende
elle s’en va comme elle est venue, par surprise
et ce qu’elle nous laisse parfois c’est un lac
dans la province inconnue de l’Alberta
ce n’est en réalité que le souvenir
d’une photographie d’un atlas d’enfance
mais un moment sur ce lac on navigue
en compagnie d’un ami mort depuis longtemps
le soir tombe et le visage de l’Indien
qui lève la rame vers le ciel s’éclaire
et le sourire de l’ami devient si présent
qu’il est impossible enfin de douter
des sources de la lumière
Jean-Claude Pirotte
Sensation
Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l'herbe menue :
Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.
Je ne parlerai pas, je ne penserai rien,
Mais l'amour infini me montera dans l'âme ;
Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, heureux- comme avec une femme.
Arthur Rimbaud
TOUR DE CHANT
Encore un petit coup de vie
Pour voir si ça n'ira pas mieux.
Parfois les orages dévient
Et le guignon nous dit adieu.
Si ce n'est pas trop demander,
Encore un petit coup de vie
Bien au chaud et les yeux bandés
Pour adoucir les tragédies.
Les yeux bandés, la bouche ouverte,
En voir de toutes les couleurs,
Des pas mûres comme des vertes,
Mais garder l'espoir du bonheur.
Cahin-caha, caché, debout,
De vie encore un petit coup
Avant de sucer l'autre bout
Des fraises mûrissant pour vous.
Norge
Minuscule fée
regarde à tes pieds
les cadeaux de l'herbe
les vers, les fourmis
et ton ennemi,
le lézard superbe
comme ils viennent là
t'apporter déjà
la première goutte
d'une autre liqueur
qui guérit les cœurs
et chasse le doute
minuscule fée
debout sur le seuil
de l'année petite.
Claude Esteban
La fable à l'envers
quelqu'un s'en va vers l'orage
sa tête a faim de la foudre
ses yeux mangent les nuages
il veut boire la lumière
quelqu'un regarde la terre
il veut de la réalité
ses mains cherchent la présence
ses pieds n'y comprennent rien
quelqu'un se perd dans le ciel
il n'a plus de haut ni haut ni bas
et le vertige est en lui
ce qui reste de l'esprit
quelqu'un ouvre un dictionnaire
il voulait savoir pourquoi
tout est là sans être là
le verbe s'est-il fait chair
quelqu'un entre dans son corps
où sont dedans et dehors
il prend un couteau sans lame
pour tenter de trouver l'âme
quelqu'un rature sa face
il refuse sa personne
à bas cette identité
car d'autres en ont décidé
quelqu'un pose sur sa langue
les lettres de l'alphabet
je vais dit-il les manger
pour règne le silence
Bernard Noël
depuis la terre, nous sommes restés
longtemps au chaud dans nos paniques,
récitant des chagrins ici et là appris par
cœur sous une grande pluie d'hiver.
Avant de nous mettre à chercher le
soleil, et ses fraîcheurs, et ses jardins.
Demain, même si la lumière
demeure difficile, nous croirons enfin aux
anes.
Albane Gellé
Une autre sur la pensée.
Les deux feuilles
pendent à des branches différentes,
mais le même vent de l’automne
les fera tomber l’une et l’autre.
Una hoja en el árbol.
Otra hoja en el pensamiento.
Las dos hojas
penden de diferentes ramas,
pero el mismo viento del otoño
las hará caer a los dos.
Roberto Juarroz, Poésie verticale, Trente poèmes
dans le Sud
que tu as parcourues
s’ouvrent pour toi comme des bourgeons
pleins de soleil
et t’invitent,
Quand le monde
en mue
t’appelle à sortir de chez toi
et t’envoie une licorne
sellée
jusque devant ta porte.
Alors il faut t’agenouiller
comme un enfant
au pied du lit
et demander la modestie.
Quant tout t’invite
c’est l’heure
où tout te quitte.
(pour Matthieu Baumier)
Mon pays est partout
Sur toutes les terres du monde
Il est dans l'autre part
Il est dans l'ailleurs
Mon pays est partout
Au bord des alentours
Dans la halte
Et l'étape
Dans le vivre
Et la demeure
Dans le plus loin
Et dans l'ici.
La poésie, c’est notre père qui arrive un soir
Sous une pluie torrentielle, et qui nous chante
Une complainte qu’il a composée pour une petite
Cuillère en argent.
Notre père voulait arrêter la pluie de septembre
avec une petite cuillère, et la pluie a retourné son esprit
comme un vieux pantalon.
La poésie, c’est :
Un père haïtien qui perd la raison
Pour une petite cuillère mise en chanson
Sous une pluie qui pousse avec rage
Tout près de notre enfance !
René Depestre, Poète à Cuba, 1976
Chacun, pendant la nuit, avait rêvé des siennes
Dans quel songe étrange où l'on voyait joujoux,
Bonbons habillés d’or, étincelants bijoux,
Tourbillonner, danser une danse sonore,
Puis fuir sous les rideaux, puis reparaître encore !
On s'éveillait matin, on se levait joyeux,
La lèvre affriandée, en se frottant les yeux ...
On allait, les cheveux emmêlés sur la tête,
Les yeux tout rayonnants, comme aux grands jours de fête,
Et les petits pieds nus effleurant le plancher,
Aux portes des parents tout doucement toucher ...
On entrait ! ...puis alors les souhaits ... en chemise,
Les baisers répétés, et la gaieté permise !
- Je n'ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
- Tes amis ?
- Vous vous servez là d’une parole dont le sens m'est restée jusqu'à ce jour inconnu.
- Ta patrie ?
- J'ignore sous quelle latitude elle est située.
- La beauté ?
- Je l’aimerais volontiers, déesse et immortelle.
- L’or ?
- Je le hais comme vous haïssez Dieu.
- Eh ! qu'aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?
- J'aime les nuages... les nuages qui passent... là-bas... là-bas... les merveilleux nuages !
Et puis voici mon cœur qui ne bat que pour vous.
Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches
Et qu'à vos yeux si beaux l'humble présent soit doux.
J'arrive tout couvert encore de rosée
Que le vent du matin vient glacer à mon front.
Souffrez que ma fatigue à vos pieds reposée
Rêve des chers instants qui la délasseront.
Sur votre jeune sein laissez rouler ma tête
Toute sonore encor de vos derniers baisers ;
Laissez-la s'apaiser de la bonne tempête.
Et que je dorme un peu puisque vous reposez.
(mai 2004 – juillet 2005)
Page après page
Je me feuillette
En marge
De ma propre vie
De l'autre côté
De mes miroirs
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Je me raconte
Pour tisser
D'autres rêveries
Page après page
Je m'effeuillette
Ligne après ligne
Jusqu'à me dénuder
Je dors sous une tonnelle
Je regarde le temps passer
Andrée Chedid
Je te l'ai dit pour l'arbre de la mer
Pour chaque vague pour les oiseaux dans les feuilles
Pour les cailloux du bruit
Pour les mains familières
Pour l'oeil qui devient visage ou paysage
Et le sommeil lui rend le ciel de sa couleur
Pour toute la nuit bue
Pour la grille des routes
Pour la fenêtre ouverte pour un front découvert
Je te l'ai dit pour tes pensées pour tes paroles
Toute caresse toute confiance se survivent.
Être poète
c’est d’avoir honte
à toutes les joues
qui ne peuvent
rendre les coups.
2
La poésie, c’est
quand une révolution
donne soudain des ailes
aux nègres aux tortues
des dents aux coqs
des pattes et des nageoires
aux cerfs-volants errants
de l’Histoire.
3
La poésie, c’est
le pouvoir de vivre
et de voler jusqu’à la Grande Ourse
dans l’éclat d’un brin d’herbe.
4
On est poète
quand on a des pieds
à donner sans repos
aux bonnes nouvelles
de la tendresse.
René Depestre
se glisser parmi les lignes
rugir avec la panthère
interpréter le moindre signe
se prélasser dans les sables
se conjuguer dans les herbes
fleurir de toute sa peau
naviguer de phrase en phrase
goûter le sel dans les voiles
aspirer dans le grand vent
la guérison des malaises
interroger l'horizon
sur la piste d'Atlantides
adapter masques et rôles
planer avec le condor
se faufiler dans les ruines
caresser des chevelures
brûler dans tous les héros
s'éveiller s'émerveiller.
Que les soleils marins teignaient de mille feux
Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,
Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.
Les houles, en roulant les images des cieux,
Mêlaient d'une façon solennelle et mystique
Les tout-puissants accords de leur riche musique
Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.
C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes,
Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs
Et des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs,
Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes,
Et dont l'unique soin était d'approfondir
Le secret douloureux qui me faisait languir.
Enivrez-vous
Mais de quoi ? De vin, de poésie, ou de vertu à votre guise, mais enivrez-vous !
Et si quelquefois, sur les marches d'un palais, sur l'herbe verte d'un fossé, vous vous réveillez, l'ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l'étoile, à l'oiseau, à l'horloge; à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est. Et le vent, la vague, l'étoile, l'oiseau, l'horloge, vous répondront, il est l'heure de s'enivrer ; pour ne pas être les esclaves martyrisés du temps, enivrez-vous, enivrez-vous sans cesse de vin, de poésie, de vertu, à votre guise.
L'amour fut de tout temps un bien rude Ananké.
Si l'on ne veut pas être à la porte flanqué,
Dès qu'on aime une belle, on s'observe, on se scrute ;
On met le naturel de côté ; bête brute,
On se fait ange ; on est le nain Micromégas ;
Surtout on ne fait point chez elle de dégâts ;
On se tait, on attend, jamais on ne s'ennuie,
On trouve bon le givre et la bise et la pluie,
On n'a ni faim, ni soif, on est de droit transi ;
Un coup de dent de trop vous perd. Oyez ceci :
Un brave ogre des bois, natif de Moscovie,
Etait fort amoureux d'une fée, et l'envie
Qu'il avait d'épouser cette dame s'accrut
Au point de rendre fou ce pauvre coeur tout brut :
L'ogre, un beau jour d'hiver, peigne sa peau velue,
Se présente au palais de la fée, et salue,
Et s'annonce à l'huissier comme prince Ogrousky.
La fée avait un fils, on ne sait pas de qui.
Elle était ce jour-là sortie, et quant au mioche,
Bel enfant blond nourri de crème et de brioche,
Don fait par quelque Ulysse à cette Calypso,
Il était sous la porte et jouait au cerceau.
On laissa l'ogre et lui tout seuls dans l'antichambre.
Comment passer le temps quand il neige en décembre.
Et quand on n'a personne avec qui dire un mot ?
L'ogre se mit alors à croquer le marmot.
C'est très simple. Pourtant c'est aller un peu vite,
Même lorsqu'on est ogre et qu'on est moscovite,
Que de gober ainsi les mioches du prochain.
Le bâillement d'un ogre est frère de la faim.
Quand la dame rentra, plus d'enfant. On s'informe.
La fée avise l'ogre avec sa bouche énorme.
As-tu vu, cria-t-elle, un bel enfant que j'ai ?
Le bon ogre naïf lui dit : Je l'ai mangé.
Or, c'était maladroit. Vous qui cherchez à plaire,
Jugez ce que devint l'ogre devant la mère
Furieuse qu'il eût soupé de son dauphin.
Que l'exemple vous serve ; aimez, mais soyez fin ;
Adorez votre belle, et soyez plein d'astuce ;
N'allez pas lui manger, comme cet ogre russe,
Son enfant, ou marcher sur la patte à son chien.
Victor Hugo